Quand la perte du lien social radicalise les jeunes
Radicalisation, islamisation, extremisme, terrorisme,… Tous ces concepts que l’on confond. Aujourd’hui, ce sont les jeunes qui en souffrent. Les départs en Syrie n’ont fait que renforcer nos idées préconçues à propos des jeunes musulmans. Il s’agit d’éviter les amalgames, de promouvoir le dialogue interculturel. Les intentions annoncées par le gouverment Michel sont-elles adaptées à la situation des jeunes en Belgique ? Si non, quelles sont les pistes de solution possibles face à cette problématique ?
Les jeunes partent en Syrie pour diverses raisons. Pour certains, il s’agit d’y pratiquer le Jihad islamiste et d’y instaurer leur loi, d’autres encore y vont à des fins humanitaires, explique Samuel Legros de la CNAPD, ou bien tout simplement car ils ne trouvent pas leur place dans notre société et espèrent la trouver ailleurs. C’est ce dernier point qui fera l’objet de notre développement. C’est bien d’un courant extrémiste de l’Islam dont nous parlons car nous voulons éviter la confusion. Il n’y a pas un mais des islams1, une multitude de courants islamiques.
La religion n’est pas la seule cause de départ. La recherche de lien social en est une aussi. Ces jeunes, en manque de repères, ne trouvent pas leur place et ne se sentent pas accueillis au sein de notre société.
L’Accord de Gouvernement Michel
Contrairement à leurs prédécesseurs, Charles Michel et son gouvernement ont décidé de faire mention d’une «approche intégrale de la radicalisation» dans l’accord gouvernemental établi le 9 octobre 2014. L’article stipule que dans un souci de «sécurité de nos citoyens», la jeunesse doit être «dé-radicalisée».
Pour ce faire, il propose notamment de «rendre punissable la participation à certains conflits étrangers», «retirer la nationalité belge en cas de condamnation en raison d’infractions terroristes ou infractions graves», «interdire de manière temporaire ou définitive l’accès au territoire belge», «examiner quelles allocations sociales peuvent être liées à la participation à des programmes de dé-radicalisation»,…2
A ce jour, on estime entre 300 et 400 le nombre de Belges partis en Syrie dont on disposerait d’une trace de départ, mais on suppose 200 départs supplémentaires, non signalés 3. La moitié de ces belges seraient âgés de 15 à 24 ans4.
Difficultés des jeunes de conviction musulmane
Contrairement à ce que l’on pourrait penser, « l’idéologie d’une organisation est rarement le moteur des engagements radicaux »5.
Dans le cas des jeunes qui partent en Syrie, Montasser AlDe’emeh, chercheur, nous le confirme : « La majorité des jeunes qui partent en Syrie ne parlent même pas arabe et n’ont pas lu le Coran ». Si ce n’est pas leur idéologie politique, qu’est-ce qui pousse les jeunes à partir ou plutôt, à ne pas rester ?
Khaled Boutaffala, directeur d’une AMO, nous l’explique clairement : « une grande partie des élèves musulmans à Bruxelles n’obtiennent pas leur CESS. De plus, nombreux sont ceux qui sont dirigés vers l’enseignement spécialisé. Or, on sait que la réussite scolaire est non seulement un facteur d’épanouissement personnel mais aussi d’émancipation identitaire ».
De plus, les jeunes de conviction musulmane n’étudient pas « leur » enseignement. Ils sont intégrés dans le nôtre, soit laïc, soit catholique. Ils suivent dès lors notre programme éducatif, fort différent de celui que reçurent leurs aînés.
Pensons également aux tiraillements dont sont victimes les jeunes concernant le chômage ; dans le contexte de crise actuelle, face aux adultes sans emploi et aux discours médiatiques pauvres en messages d’espoir professionnel, ces jeunes sont confrontés à un sentiment de « no future ».6
La reconnaissance religieuse dans l’enseignement est une forme de difficulté particulière. En effet, le port du voile est souvent interdit au sein des établissements primaires et secondaires, la nourriture halal n’est pas toujours inscrite au sein des cantines scolaires, et les horaires ne permettent pas de respecter les temps de prière. Bref, l’enseignement met beaucoup de freins à la pratique de la religion musulmane. Les jeunes ont donc le sentiment non seulement de ne pas pouvoir exprimer leur religion, mais en plus de devoir la cacher, confirme Khaled Boutaffala.
Tous les jours, les médias nous informent de l’existence de nombreux conflits. Les images violentes et choquantes qu’on nous partage ne laissent personne indifférent. Par rapport à la Syrie, ils nous montrent l’impuissance de nos pays, et l’impossibilité d’agir en raison des intérêts individuels de chacun. Cela renvoie aux jeunes, explique Samuel Legros, un sentiment de faiblesse politique, un manque d’engagement, une injustice. Ils se disent : « Si l’État ne peut agir, alors c’est à moi de le faire. »
Actuellement, les jeunes musulmans ne se sentent pas représentés par le politique. La majorité votent blanc ou ne votent pas du tout, nous confirme Montasser AlDe’emeh. Pourtant, « On sous-estime la soif d’activisme politique des jeunes »7. Comment se sentir intégré au sein d’une société si on ne peut y exprimer sa voix / voie ?
Aujourd’hui, la radicalisation est devenue facile ; il suffit de porter une barbe, une djellaba, d’avoir un cal sur le front pour être qualifié de radical. Ces clichés ne font qu’empirer la situation.
On a aussi tendance à penser que les réseaux sociaux ont une forte influence sur la radicalisation de certains jeunes. Une exposition active et répétée d’un message peut avoir un effet sur le peuple. De plus, internet est devenu une réelle mine d’or pour entrer en contact facilement avec n’importe qui. Mais, Younous Lamghari, chercheur à l’ULB, explique que la démarche d’aller vers les réseaux sociaux est secondaire à l’inhibition radicale. Le jeune entre d’abord dans un processus de radicalisation et se lance ensuite à la recherche d’informations et de contacts 8.
Mise à part leurs missions d’informations et de prises de contacts, les réseaux sociaux sont aussi un lieu de défoulement de discours haineux en tous genres, où il est facile de propager des messages islamophobes.9
Le débat doit donc dépasser le strict caractère religieux. Les explications précitées peuvent pousser certains jeunes à se replier sur eux-mêmes. Or, pour les jeunes musulmans qui s’isolent, il n’existe que peu d’alternatives. Les discours radicaux viennent alors aux oreilles de celui qui se cherche et lui permettront :
- d’appartenir à un groupe,
- de se réaliser, de se sentir utile,
- de se sentir altruiste en essayant de sauver la veuve et l’orphelin,
- et de réaliser un islam pur (en rejoignant le Jihad islamiste 10)
Les mesures prises par le Gouvernement sont-elles adaptées à la problématique ?
En lisant l’accord de Gouvernement Michel, on se rend rapidement compte que l’article concernant la radicalisation inscrit ses initiatives dans un registre d’actes répressifs, tandis que la prévention est à peine abordée, et incomplète 11. La notion de réintégration n’y est pas même mentionnée.
Pourtant, divers acteurs affirment que la répression ne changera pas la situation, mais plutôt, l’empirera… « Lorsque la répression s’abat sur les militants, les sympathisants, les suspects, on assiste à une extension de la mobilisation ainsi que de la radicalisation »12
Selon Fabienne Brion, criminologue, la politique sécuritaire est insuffisante. La radicalisation est une réponse politique par rapport à un sentiment de non-reconnaissance. Pour elle, ces jeunes envoient un message clair à notre société ; ils n’y trouvent pas leur place. Elle rappelle qu’il faut être vigilant face aux fonctions de « dé-radicalisation » mises en pace dans diverses communes bruxelloises via la création de postes d’« agents anti-radicalisation ». Une de leurs tâches étant de former les acteurs de terrain via la CoPPra (Communiting Policing Preventing Radicalisation and Terrorism, formateurs d’intervenants de premières lignes et réalisateurs d’un manuel sur les recommandations de travail avec les radicalisés) 13 et de transmettre les informations importantes concernant les jeunes « radicalisés » aux services de police. Cette collaboration va, selon elle, rendre le travail des intervenants de première ligne beaucoup plus ardu.Ce que confirme déjà l’expérience de terrain : monsieur Galon, chargé de prévention radicalisation, ajoute « Le Gouvernement demande que le secret professionnel soit partagé à la police… c’est un désastre ! »
De plus, l’accord de Gouvernement semble s’adresser à des jeunes d’origine étrangère et parle de conflits armés 14. Or, la radicalisation existe sous de nombreuses autres formes. Aujourd’hui, de nombreux jeunes s’affilient à l’extrême droite, par exemple, note Khaled Boutaffala.
Un autre gros handicap de la loi : elle bloque les jeunes dans leur envie de retour. En effet, sachant qu’ils risquent gros s’ils reviennent, ils se retrouvent, enfants de guerre, sans alternatives de désengagement possible. « Les mesures prises par l’arrêté gouvernemental freinent les jeunes à rentrer en Belgique ! » ajoute le chercheur, qui s’est rendu en Syrie pour enquêter sur les conditions de vie de ces jeunes djihadistes.
Quelles pistes de solution ?
L’objectif de toute solution sérieuse semble être d’aider le jeune à retrouver du lien social, retrouver une place dans la société. Monsieur Galon nous explique que le fait de produire un contre-discours à l’attention du jeune va juste le faire fuir. L’objectif est alors plutôt de lui trouver des attaches, des hobbies,… Le plus grand défi étant « de l’aider à recréer du lien social ».
On ne peut pas parler de pistes de solutions sans évoquer le système danois. Les initiatives danoises se basent sur le « modèle d’Aarhus », le programme était initialement conçu pour rééduquer et réintégrer les jeunes néo-nazis au sein de la société danoise. Pour les jeunes partis en Syrie, le Danemark prévoit un retour centré sur la réintégration de l’individu, au contraire de notre pays. Une fois rentré à la maison, le jeune a droit à une période de repos, avant d’être convoqué et questionné par la police. Ensuite, le jeune se voit attribuer un mentor. Ce dernier l’accompagnera de manière régulière tout au long de sa réintégration civile : formation, emploi, sports et loisirs, etc.
En ce qui concerne la prévention, le programme danois intervient principalement au sein des mosquées et des clubs de jeunes extra-scolaires. Et par rapport aux retours, le gouvernement danois assure que les gens ne seront pas poursuivis.
Pour Montasser AlDe’emeh, aucun doute ; la clé c’est la connaissance.
Il propose la création d’un centre de connaissance. Un centre qui nous donnerait toutes les informations nécessaires concernant les différentes religions ; un centre qui répondrait à toutes les formes de questionnement, et s’adresserait à tous, jeunes et adultes. Ce lieu permettrait également à chacun de venir échanger sur ses pratiques, ses croyances, ses traditions.
De plus, ce centre permettrait de combler un manque de communication entres les populations de conviction musulmane et les autres.
Aussi, il pourrait participer à la formation des imams bruxellois. En effet, une partie de ceux-ci vivent loin des réalités des jeunes musulmans à Bruxelles.
Dans le cadre des ces formations, certaines pourraient être à destination des intervenants sociaux. Monsieur Boutaffala nous dresse un constat : la majorité des travailleurs sociaux non musulmans ne connaissent ni l’Islam ni ses pratiques.
Ce centre pourrait aussi sensibiliser le public à ne pas se concentrer uniquement sur la radicalisation religieuse, il s’agirait donc de cibler la radicalisation dans sa globalité.
Il s’avère urgent d’éduquer les jeunes aux médias afin qu’ils puissent décortiquer ceux-ci de manière critique. Les jeunes doivent devenir des acteurs conscients, réactifs et compréhensifs. Allant dans la même direction Fabienne Brion propose quant à elle de promouvoir les projets interculturels.
Repenser l’organisation socio-économique de notre société
Il faut viser une mixité sociale réelle. Nos sociétés actuelles sont mal organisées d’un point de vue social. Ne s’attaquer qu’aux causes religieuses de la radicalisation des jeunes déplace le problème et n’y répond que partiellement. L’environnement économique et social dans lequel évoluent les jeunes est aussi une source d’isolement. Si l’on ne prend en compte que le facteur religieux, les inégalités sociales resteront inchangées et le problème demeurera.
On oscille donc entre deux balises : d’une part la connaissance et la conscience des différentes pratiques musulmanes s’avèrent primordiales par rapport à la cohésion sociale et la stigmatisation religieuse.
D’autre part il ne faut pas pour autant mettre de côté la part de responsabilité de l’organisation sociale de notre société. Il faut arriver à un monde où chacun puisse vivre en harmonie avec son voisin, sans se préoccuper des différences qui nous séparent, mais plutôt des valeurs communes qui nous rapprochent.
Tout ce travail est à inscrire dans la durée, dans l’évolution des mentalités,… Il reste encore de quoi méditer…
Bibliographie