L’enfance endettée
Comment élever un enfant dignement, comment le nourrir, le vêtir quand on vit le surendettement? En parle-t-on au sein des familles ? Quel est l’impact sur les enfants et, devenus grands, que leur reste-t-il de ces privations? Autant de questions que nous avons posées à Alexandre, 24 ans, et à Doriane, 23 ans.
Tous deux sont de Bruxelles. Tous deux ont grandi avec leur mère (1), le père étant parti. Ce qui frappe dans ces deux portraits, c’est la proximité de l’enfant devenu adulte et de la maman. Comme si la privation les avait soudés. Un autre enfant, contacté, a décliné. Trop éprouvant pour lui. Doriane et Alexandre, eux, ont souhaité témoigner. Et les mamans sont unanimes, ils sont «responsables». Pouvaient-ils en être autrement? «Entre 9 et 10 ans, je me suis rendu compte de quelque chose, explique Alexandre. Je ne comprenais pas l’aspect financier, mais je me rendais compte qu’il y avait quelque chose de difficile. Je pouvais dire qu’il y avait un souci.»
Les plans B
Si les parents tentent de protéger autant que possible leurs enfants, l’appel perma- nent à consommer rattrape vite la famille. «Quand ado, tu vois les autres avec des MP3 et que toi, tu n’as absolument rien, tu as envie d’avoir comme tous les autres, tu es déçu, puis tu t’en fous. Je ne me sentais pas rabaissé. J’étais simple, relax.» «Moi j’ai un lit au chaud, je bois, je mange à ma faim. Alors, où est le problème? Je ne me sens pas affectée», poursuit Doriane. Si sa maman n’est en médiation de dettes à l’amiable «que» depuis ses 19 ans, la situation dans la famille a toujours été délicate. Pas de vacances, pas de resto, peu de sorties. Et depuis trois ans, Doriane a supprimé le ciné du dimanche ou la piscine. Des plans B sont mis sur pied. Une simple balade dans le parc, une discussion sur un banc. Pour les vêtements, Doriane, fan de mode, se rabat sur Primark pour assouvir son envie de fringues. T-shirt à 3 euros, pantalon à 15. «Je peux me rhabiller avec trois tenues de la tête au pied pour 150 euros, accessoires compris!»
L’argent de poche est forcément rare. Cinq euros pour un verre si la fin du mois le permet. Le règne de la débrouille. Ado, Alexandre se passait de manger pour acheter des cartes Pokémon. «C’était ma manière de gérer l’argent de poche que je n’avais pas.» Fan de jeux électroniques, il passe alors une bonne partie de ses mercredis à humer la poussière du magasin de seconde main Pêle-Mêle pour revendre ses vieux jeux et acheter des neufs. «On y allait avec un ami qui, de temps en temps, me prêtait de l’argent. Puis on faisait des achats en commun, cela coûtait 20 euros. On mettait chacun 10 et on jouait ensemble. J’ai eu deux familles, la mienne et celle de mon meilleur ami. Et pas parce que j’étais désargenté, il m’accueillait en tant qu’invité.»
Rendre le don
Doriane a aussi ce bonheur du ‘meilleur ami’, version féminine. «On a expliqué à ma sœur de cœur notre situation et cela l’a beaucoup touchée. Son papa nous a un jour invités au resto chinois. Il a payé 72 euros pour maman et moi. Nous, on vit avec cette somme une semaine. Impossible de renvoyer la pareille. Alors on lui a proposé un spaghetti à la maison.»
Parce que s’il y a un point commun dans le discours de Doriane et Alexandre, c’est la volonté de rendre ce qui est donné, de participer, car recevoir n’est pas une tâche facile. Quand Alexandre commence des études de dessin à Saint-Luc, il comprend pourtant qu’il va devoir compter sur les autres: «Une boîte de gouache, c’est 30 euros et, deux semaines plus tard, il te faut une boîte d’aquarelles au même prix. On ne peut pas suivre, alors j’allais taxer les gens qui avaient les moyens. J’ai appris à demander à prêter. Avant, j’avais peur, je n’osais pas. Peur d’abîmer le matériel. Et puis toujours demander… Il y a des gens qui disent: tu ne sais pas acheter ton matos? Je n’avais pas trop envie qu’on me fasse la réflexion. On te voit comme un gratteur.» Alors tant pis pour l’équité sociale. À Alexandre, le petit matos de débrouille pendant que son voisin déballe sa boîte de pinceaux à 100 euros. «Et puis on est jugé sur le même pied. Ce n’est pas équitable.» Au moins, Alexandre et Doriane auront reçu de cette éducation, outre beaucoup d’amour, l’expérience du crédit de trop à éviter.
Alexandre est parti vivre dans un stu-dio et gère chacun de ses euros avec intelligence. «Je sais me contenter de ce que j’ai», assure-t-il. Doriane, elle, dépense aujourd’hui en vacances ou en tatouages, car elle sait que ce sera terminé une fois qu’elle se lancera dans la vie professionnelle. À elle d’assumer loyer et factures alors… Et quand elle partira, il faudra prévenir à temps sa maman qui, lucide, sait qu’elle perdra son statut de chef de ménage: «Si elle rencontre le prince charmant, qu’elle ne parte pas du jour au lendemain. Si elle est heureuse, je serai heureuse. Mais si c’est partir pour le CPAS, on est mieux à deux. On s’entend super bien, c’est très fusionnel. On n’est pas bien chez maman?»