Le Centre des misérables (dans la peau d’un sans-papiers en centre fermé)
Souleymane débarque en Belgique en septembre 2006 d’un vol en provenance de Conakry. Après une procédure d’asile qu’il estime bâclée, il expérimente à trois reprises la vie en centre fermé. Témoignage.
(Les citations en italiques sont des extraits du carnet de notes tenu par Souleymane en centre fermé)
Moins de deux ans après mon arrivée à Bruxelles, j’ai été convoqué à l’Office des étrangers. Mon avocat était un médiocre, un soûlard. La réponse est tombée. Négative. Fin de la procédure.
Quand on m’a attrapé, il était seize heures. J’étais chez moi. J’ai éteint la télé, l’ordinateur, la cuisinière. Je me suis bien habillé. Je savais qu’on m’emmenait en prison. Les policiers m’ont menotté. J’ai passé la nuit au commissariat De Brouckère, dans le centre de Bruxelles. J’avais froid, j’avais faim. Sur le chemin vers le centre fermé, un flic m’a dit: «Qu’est-ce que tu as fait de mal?» Ça m’a fait de la peine. Nous avons fait un long chemin, passé beaucoup de portes: c’était la prison.
Je suis allé trois fois en centre fermé. La troisième fois, à Liège, je me suis dit que j’aimerais en dire quelque chose, sans savoir quoi. Je prenais des notes quand j’étais déprimé. Pour dénoncer ou simplement pour me souvenir.
Quand on est là-bas, on pense à tout. Aux bonnes choses, aux mauvaises choses. À ce qu’on va faire de sa vie si on sort de là. Au retour au pays, à la liberté: «Dans mon beau village lointain entre les montagnes humides, j’ai commencé mon enfance dans une famille si nombreuse. Au début je ne voyais que la vie, la nature, le soleil levant et couchant d’une lumière éclatante du jour au soir entre les amis admirables. Djibril, Fodé Mamadou, Sidiki et Alimou, les amis du matin et du soir, sous les acacias, on chantait et on dansait au clair de lune.»
Jusqu’à la folie
Le centre fermé, c’est traumatisant. Tu te sens en insécurité, alors que tu n’as rien fait de mal. Ton seul problème? Tu n’as pas de papiers. C’est un crime pour moi d’emprisonner des gens pour cette raison. Les gens qui travaillent là-bas, ils pensent que tu es responsable. Et toi, tu les envisages comme tels. Je ne pourrais pas travailler dans un endroit comme ça. Bien sûr, il faut gagner de l’argent pour vivre, mais pas sur la misère des hommes. Les gens sont enfermés dans des conditions inhumaines. Tu manges de la nourriture à laquelle tu n’es pas habitué, tu dors dans une cellule avec des gens que tu ne connais pas.
Les gens sont enfermés dans des conditions inhumaines.
Je partageais les mêmes idées, les mêmes aspirations, les mêmes peurs que tous ceux du centre. Certains l’expriment par la colère. D’autres restent seuls. Un jour, j’ai écrit: «Au beau matin du jour. Au lever du soleil, au moment où le monde perd son sens avec le sommeil qui s’en va, je me lève, sans vouloir déranger personne, ni fâcher certains. Malgré moi, je les dérange quand même. Dans la tristesse, je crie, je hurle sans le vouloir. En voulant bien faire les choses, je fais le contraire. (…) Je suis toujours matinal, au lit je dors peu et ne pense qu’à l’inimaginable. (…) Après ma douche, je me mets à la fenêtre pour voir le jour levant, comme s’il n’y avait jamais de jour ou de nuit. Je compte les secondes, bout à bout, au fur et à mesure qu’une minute passe. (…) Je me demande pourquoi je suis là, pourquoi je vis. Est-ce que mon existence a un sens, qu’est-ce que je peux apporter aux autres? Le matin, 11 heures. Nous nous rendons au réfectoire pour recevoir le peu de nécessité pour pouvoir faire face à l’inattendu.»
«Le matin à l’aube, nos regards se fixent, se croisent (…). Pour certains, un bonjour, Salam pour d’autres. Dans la salle de prières, nous passons assez de temps pour demander au divin de nous alléger le poids de la vie. (…) Chez les nouveaux émigrés, le sentiment d’une non-intégration sociale et d’une perte de sens du réel peuvent aller jusqu’à la névrose, la folie.»
J’ai eu de la chance, je n’y suis resté que 20 jours alors que d’autres y séjournent plusieurs mois. Je suis sorti grâce à l’aide d’un nouvel avocat. Mais après des années, la procédure n’a servi à rien. Aujourd’hui, je suis sans papiers. «(…) Nous sommes des refusés, des sans-papiers qui ont fui leur pays, leur naissance, leur culture, leurs frères et sœurs, en un mot leur famille, sans le vouloir, sans le penser.»