Discrimination à l’embauche : face au «sous-rapportage»
« Moi j’ai été catégorique. J’ai dit non je refuse d’enlever le voile pour la fonction et je préfère ne pas continuer avec vous”. “[…] (j’ai ressenti) une profonde injustice parce que j’avais les compétences pour le poste et même plus que ce qui était nécessaire. C’était donc une injustice. Et j’étais tellement choquée que je n’ai pas réagi ». Le constat est sans appel pour Samira (nom d’emprunt), titulaire d’un master d’une grande université bruxelloise. Malgré ses qualifications, elle ne compte plus les emplois qui lui échappent à cause de son voile. Même si pour certains il s’agit d’un phénomène méconnu, pour d’autres, en revanche, la discrimination à l’embauche sur la base de la pratique religieuse est une réalité dont ils ont déjà été victimes.
Aujourd’hui la discrimination à l’embauche est toujours au cœur des débats. Il s’agit de «toutes inégalités de traitement directement liées à l’appartenance à un groupe particulier ou à une caractéristique personnelle spécifique»[1]. La législation belge est claire : elle a déterminé les critères sur base desquels la discrimination est interdite: douze critères sont contenus dans la loi générale anti-discrimination du 10 mai 2007 et cinq critères figurent dans la loi anti-racisme du 30 juillet 1981.
Force est de constater que:
- Certains employeurs ne se rendent même plus compte qu’ils discriminent. Marie (nom d’emprunt), consultante dans une agence d’intérim bruxelloise nous raconte: «Il y a énormément de clients qui nous font des demandes discriminatoires sans même se rendre compte que leur demande est discriminatoire».Elle nous explique que la majorité des cas de discrimination qu’elle rencontre sont d’ordre linguistique, d’âge et de genre. Par exemple, une cliente lui a demandé «une femme pas trop âgée pour ne pas être rivale avec l’assistante de direction qui est là depuis 30 ans, parfaitement néerlandophone, pas quelqu’un qui a appris le néerlandais mais bien une personne qui a grandi en Flandre» ;
- Les personnes discriminées ne se battent pas toutes pour défendre leurs droits, certaines sont découragées. Samira témoigne: «De toute façon les entreprises privées sont protégées, elles font ce qu’elles veulent».
Un combat éthique pour les uns, une réalité pour les autres…
Pour l’agence de Marie, la loi anti-discrimination de 2007 est respectée. Elle nous explique : «Au sein de notre agence d’intérim, nous avons signé une charte anti-discrimination et chacun des collaborateurs doit passer les examens Federgon dans lesquels sont étudiés les différents types de discrimination.» De plus, les N+1 sont généralement près des consultants et n’hésitent pas à leur rappeler que si un client leur fait une demande discriminatoire, il faut catégoriquement refuser. D’ailleurs, les consultants reçoivent régulièrement des « Mystery calls » qui ont pour but de les tester.
Même si l’agence d’intérim de Marie se veut intransigeante en matière de discrimination à l’embauche, force est de constater que cette pratique n’est pas généralisée. Samira en a d’ailleurs fait les frais. «De quelle nationalité êtes-vous ? Pensez-vous pouvoir vous intégrer avec les autres «cultures» de l’entreprise ? Pourriez-vous vous adapter à la culture belge ? Pourriez-vous retirer votre voile pour ce poste?,… ». Telle est la liste non-exhaustive de questions susceptibles d’être posées lors d’un entretien d’embauche et qui sont pourtant déplacées et discriminatoires. Il vaut donc mieux s’y préparer. Par exemple, à la question «De quelle nationalité êtes-vous?», vous pourriez répondre : «J’ai un accès au marché de l’emploi illimité. Mon engagement ne vous posera donc aucun problème légal.»
Samira, à qui l’on a demandé de retirer son voile, témoigne : «J’avais eu un entretien dans une entreprise de consultance IT. Tout s’était très très bien passé avec la RH et le directeur voulait me rencontrer mais la condition était que j’accepte de retirer mon voile pour travailler.» Samira raconte que c’est à la suite du feedback oral positif reçu de la part de la RH que la question lui a été posée. Prise de court, elle a refusé catégoriquement.
Outre le fait de ne pas avoir obtenu le poste pour des raisons discriminatoires, Samira n’avait aucune preuve écrite pour pouvoir porter plainte. Les entreprises prennent leurs précautions. Elles savent que si elles prennent soin de ne laisser aucune preuve écrite, elles s’en sortiront souvent en toute impunité. Pour pouvoir y faire face, une des solutions est d’effectuer un testing.
Qu’est-ce qu’un testing? C’est la création d’un candidat fictif ayant des compétences similaires aux vôtres sans le/les critères qui vous ont value d’être discriminé. La similitude est un point essentiel du testing. Le CV et la lettre de motivation doivent comporter des formations, expériences, qualifications,.. équivalentes et ce, au risque de rendre le testing inutilisable.
Dans un laps de temps rapproché, envoyez votre candidature fictive et si le comportement du recruteur diffère significativement, vous avez un début de preuve. Prenez alors contact avec des instances telles qu’Unia ou le Guichet anti-discrimination d’Actiris afin de donner suite à votre dossier
Un nombre de signalements en baisse
A l’ère de la multiculturalité et de l’acceptation de la différence, du numérique et de la rapidité d’accès aux informations, il semblerait naturel que les employeurs ne se risquent pas à discriminer sur la base des critères interdits par la loi. Et naturel aussi, de penser qu’une personne ayant subi une discrimination, flagrante ou non, prendrait le temps de faire un signalement ou de porter plainte via Unia, le Guichet Anti-discrimination d’Actiris ou encore le MRAX.
En fait il n’en est rien, UNIA a ouvert 510 nouveaux dossiers de discrimination dans le domaine de l’emploi en 2018. Ce qui correspond à une diminution de 10,8% par rapport à 2017. Une première pour la branche emploi qui a pour habitude d’être en hausse année après année. Quelles peuvent être les raisons de cette baisse? La discrimination à l’embauche est-elle en baisse? Celle-ci prend-elle des formes plus subtiles? Ou alors les personnes discriminées ne se signalent plus car elles estiment que leur plainte n’aura aucune suite? Samira, qui connaît pourtant l’existence d’Unia, avoue qu’elle n’a pas porté plainte par « manque de confiance » et d’envie de donner de l’énergie dans un projet vain : «Je me suis dit « oui de toute façon les entreprises privées sont protégées, elles font ce qu’elles veulent. Ce n’est pas du public du coup même si je porte plainte ça n’aurait pas de grande conséquence ». Ça m’a donc démotivée.»
Les agences d’intérim disent être de plus en plus strictes quant aux offres d’emploi acceptées. Et d’après Marie, cette rigueur est d’application quitte à perdre des clients : «Ils (les N+1) n’hésitent pas à reprendre la ligne pour dire au client que nous ne pouvons accepter leur demande pour des raisons évidentes de discrimination.»
Que dit la loi?
Le nombre de personnes qui portent plainte ou qui se présentent au sein d’un organisme susceptible de les aider n’est pas représentatif de la réalité. Julie Ringelheim, chercheuse qualifiée FNRS et professeure à l’UCLouvain, nous explique qu’il y a beaucoup d’études qui ont été réalisées dans différents pays, par des sociologues notamment. C’est un phénomène qui est bien connu et qu’on appelle le «sous-rapportage». Lorsque l’on pose la question «Pensez-vous avoir été discriminé dans l’année ou dans les cinq années précédentes?» à un panel de personnes, ceux ayant répondu «oui» sont une minorité à avoir porté plainte.
Les causes de ce phénomène identifiées dans ces études sont le manque d’information et le manque de connaissance de ses droits. Mais il y a aussi des facteurs qui créent un sentiment d’impuissance. Ce sont souvent des situations dans lesquelles les personnes se retrouvent face à des entreprises beaucoup plus puissantes qu’elles et entraînent par conséquent une perte de moyen et de confiance.
Julie Ringelheim ajoute : «Ce qui est intéressant, c’est que les psychologues sociaux montrent qu’il y a aussi deux situations qui apparaissent principalement lorsque l’on est victime de discrimination: les personnes voulant passer à autre chose et celles qui restent sur l’incident et qui le vivent comme quelque chose de dévalorisant.»
Lorsque l’on interroge Julie Ringelheim sur la question de la législation et de l’honnêteté des agences d’intérim, elle nous explique que jusqu’ici, la jurisprudence était très contradictoire. Mais suite à deux décisions de la Cour européenne de justice en 2017, des règles ont étés fixées. Celles-ci doivent être respectées par les employeurs suite à deux affaires traitées en parallèles : l’affaire Achbita qui concerne un licenciement pour port du voile en Belgique et l’affaire Bougnaoui qui concerne le licenciement d’un ingénieur suite à la plainte d’un client en France.
Qu’a dit la justice dans ces deux affaires ? Julie Ringelheim nous explique que la justice considère qu’une entreprise peut interdire le port de signes religieux visibles sur le lieu de travail avec la justification que l’entreprise souhaite garder une image de neutralité. Mais à certaines conditions. La première est que l’interdiction concerne tous les signes religieux et donc – par exemple – pas uniquement le port du voile. La deuxième est que cela doit être impérativement inscrit dans le règlement de travail. Il faut que la règle soit préalablement établie et que le travailleur en soit informé. Et la dernière condition est que cette règle concerne uniquement les employés en contact avec le public.
Elle poursuit: «Si la justification de l’entreprise est l’image qu’elle projette à l’extérieur, cela ne doit pas concerner les employés qui ne sont pas en contact avec le public.» Mais attention, si l’employé est en contact avec le public et qu’il souhaite porter un signe religieux, si l’entreprise change son règlement, elle doit d’abord essayer de lui trouver un autre poste sans contact avec la clientèle. Si ce n’est pas possible et que l’employé persiste à vouloir porter son signe religieux, alors on peut le licencier.
A la recherche d’une équité généralisée
Finalement, la discrimination à l’embauche est malheureusement une réalité encore très présente dans notre société, comme en témoignent Marie, Samira ainsi que les derniers chiffres d’Unia. Malgré les lois anti-discrimination, le combat de plusieurs associations et organisations contre la discrimination et même les sanctions à l’égard des entreprises prises en flagrant délit, il s’avère compliqué de contrôler complètement et partout la discrimination à l’embauche. Certaines entreprises arrivent encore à discriminer en toute impunité. C’est pourquoi des efforts supplémentaires doivent être faits. Et cela passe, par exemple, par la prévention et la sensibilisation des travailleurs contre les effets néfastes des discriminations, par des sanctions plus dures à l’encontre des auteurs de tels actes, etc.
Rappelons également aux victimes qu’il est utile de s’informer à ce sujet et que des mesures peuvent être prises.
[1] https://www.humanrights.ch/fr/dossiers-droits-humains/discrimination/definition/