Il parle calmement, de façon très posée, mais avec passion. Il vous écoute, opine du chef, mais soulève un point intéressant du débat en respectant votre position. On peut sentir les centaines de livres avalés bouillonnants sous la surface. Mais toujours humblement.
« Je voudrais être normal, car je ne suis pas dans la norme. » Adrien* a 32 ans et est diagnostiqué autiste Asperger depuis février dernier. Adrien s’est toujours senti différent, en décalage avec le monde. Mais l’autisme n’était pas une évidence. Enfant, il se centre sur des « intérêts spécifiques et restreints »… comme diraient les spécialistes d’Asperger. Pour Monsieur et Madame Tout-le-monde, ce sont des passions poussées à l’extrême.
L’enfer, c’est le secondaire
Adolescent, il entre dans un collège catholique de Bruxelles très conservateur. La barrière s’érige à l’instant : les autres élèves viennent de milieux favorisés, lui est d’origine relativement modeste. « J’étais la tête à claque, le bizarre de l’école. Il y avait un esprit de compétition constant, scolaire mais aussi extra-scolaire. Il fallait toujours être le premier, avoir les vêtements les plus chers, être le plus populaire. J’avais beaucoup de recul par rapport à tout ça, donc je ne savais pas comment entrer en contact avec eux. J’ai passé 6 années d’enfer. » Il trouve cependant un groupe d’élèves qui le tolèrent physiquement : Adrien mange avec eux lors du temps de midi. Mais ils ne lui adressent jamais la parole.
A sa sortie, il s’inscrit à l’Université Libre de Bruxelles, qu’il surnomme son « école sociale » grâce aux relations qu’il y a tissées. A 18 ans, il commence à recenser des articles et observations du comportement social dans une sorte d’épais classeur « Comment se faire des amis pour les nuls ». L’université sera alors son terrain de jeu pour expérimenter ces théories. Succès à la clé : il fait illusion. « Le sens social, c’est une langue étrangère pour les autistes Asperger. On peut l’apprendre et devenir très bon, mais ce n’est pas notre langue natale, il faut l’entretenir. »
La vérité, rien que la vérité
Côté études, la passion de l’écriture l’a piqué, malgré ses difficultés de représentation. « Je pense en texte, sans images », avoue-t-il. Adrien a soif de comprendre le monde qui l’entoure : il s’inscrit en Master de Journalisme. Pour surmonter sa timidité, il se met d’ailleurs dans la peau d’un journaliste pour poser des questions aux autres. « J’ai remarqué que les gens aiment parler d’eux-mêmes », explique-t-il. Mais il déchante vite. Les cours pratiques en journalisme sont principalement orientés vers la télévision et la radio, très peu pour lui. Il change après un mois et se dirige… vers la communication. Des études lors desquelles il connaîtra un grand bouleversement. Pendant un cours de marketing, il découvre un type de publicité visant spécialement les enfants. Des valeurs morales bafouées envers des petits êtres sans défense… Très peu pour lui.
Ce cours lui ouvrira les yeux sur l’importance de la morale et la quête obsessionnelle de la vérité. « Une quête infinie, liée à Asperger », confie Adrien. Il se passionne pour des sujets variés au possible, s’y accroche subitement comme une luciole jusqu’à ce que la lumière s’éteigne : une folle conquête de la vérité jusqu’à ce qu’il considère avoir fait le tour de la question. Résultat des courses : une connaissance encyclopédique sur des domaines très divers… qu’il rêve de transmettre. « Si je ne partage pas tout ce que j’apprends, je me sens triste, je suis mal avec moi-même. C’est un gâchis de garder ça pour toi. »
La claque du Syndrome d’Asperger
Au-delà de cette culture bariolée, le conquérant de la vérité doit aussi faire face à certaines difficultés, particulièrement de nature sociale. Un paramètre récurrent dans sa vie, mais pas alarmant. Jusqu’à ce qu’il découvre le livre de Tony Attwood, Le Syndrome d’Asperger. « C’était une véritable claque, ce livre, ma vie qui défile. Je me retrouvais sur tout. » C’est qu’Adrien présente un CV de petites particularités bien à lui. Le besoin de structures et de cadres, les passions obsédantes, l’analyse constante, l’anxiété, les difficultés sociales… Il a surtout survécu à la dépression et une tentative de suicide, après une période sombre suivant le diplôme.
A l’époque, Adrien est suivi par un psychiatre « qui ne s’y connait pas du tout ». Il essaye alors le diagnostic. Le parcours commence en 2015, quand il contacte le CRAL, Centre de Ressources Autisme Liège, également le seul centre de référence en autisme pour les adultes en Belgique francophone. La liste d’attente pour le diagnostic y est donc très (très) longue. Adrien obtient un premier rendez-vous en octobre 2016.
En attendant le verdict, il musèle cette possibilité d’Asperger dans un coin de sa tête. « Je n’y pensais plus, je voulais être objectif avec les tests. Je n’en ai pas fait une obsession, pour ne pas amplifier certaines choses. Et j’avais peur. C’est un handicap lourd à accepter. Je pensais juste être différent, spécial à ma façon, c’était valorisant. Mais avec le mot handicap dessus, c’était soudainement vu négativement », explique Adrien.
Diagnostiqué autiste Asperger en février 2017, il doit désormais apprendre à vivre avec cette étiquette d’« anormal ». Une pilule d’abord très difficile à avaler. « J’ai l’impression qu’on m’a volé une partie de ma vie. Ça m’a pris quelques mois pour mettre des mots là-dessus, pour voir les choses de façon réaliste. Mais c’était une énorme clé de compréhension pour moi. »
« Accepter les déterminismes pour les dépasser »
Cette prise de conscience change aussi sa perception de lui-même. Perfectionniste depuis toujours, il courait en permanence vers l’amélioration de soi. Toujours plus, plus haut, plus loin, aurait pu être son slogan de campagne s’il avait voulu se lancer en politique. Il cherche constamment à se dépasser, une situation qui génère chez lui un sentiment de culpabilité et de fréquentes remises en question. C’est là que le diagnostic met en branle toutes ses certitudes et sa course effrénée au-delà de ses propres limites. « Ça m’a fait comprendre que je suis responsable jusqu’à un certain point. Je vois les choses différemment, c’est moins ma responsabilité, je suis plus gentil avec moi-même. Le syndrome d’Asperger, c’est un déterminisme énorme. Et accepter les déterminismes, c’est les dépasser », explique-t-il.
Si le diagnostic est une forme de soulagement, Adrien n’en fait pas toute son identité. Il reproche cette étiquette réductrice à laquelle s’identifient certains autistes Asperger sur internet. Se définir d’une seule façon, sans nuance, très peu pour lui. « Je suis d’accord qu’on me considère comme Asperger, mais pas pour me poser en victime. Il faut faire des efforts, s’adapter. On est aussi responsable. »
Un étranger dans la société
Il ne cache cependant pas des difficultés liées à la société actuelle, notamment dans le domaine de l’emploi : bloqué au niveau de l’entretien d’embauche. Ce jeu de pouvoir et de hiérarchie « malhonnête », il les vit comme une trahison de lui-même, un mensonge là où il n’accepte que la vérité. En outre, le relationnel tient une place de roi dans notre société, alors que lui ne jouit d’aucun réseau. « Il faut créer des relations pour y arriver, beaucoup de gens le sous-estiment. Tout est une question de réseaux, c’est très frustrant. Ça ne marche pas au mérite. »
Mi-combattant, mi-conquérant, Adrien ne se laisse pas devancer par ce déterminisme. Il espère se réinsérer professionnellement d’ici 6 mois. Son rêve : devenir professeur particulier pour des petits groupes d’adultes, et transmettre ce savoir qu’il ne rêve que de partager. Mais il maintient qu’il se sentira toute sa vie en décalage. Il veut trouver sa place dans la société en restant lui-même, alors que la marginalité est mal acceptée. « Il ne faut pas avoir peur de penser certaines choses, or les gens ne réfléchissent pas comme ça. Je suis donc un étranger, un extraterrestre sur cette planète. » Se voiler la face et se mentir, très peu pour lui.