Ambre a 33 ans et trois enfants. Après Raphaël, il y a eu Léa, qui a 7 ans, puis Dorian, 5 ans. Son mari est plus âgé, il est cheminot à la gare d’à côté. Ambre est réservée, jolie, peu bavarde, souriante, elle prend le temps de réfléchir avant de répondre. En juin dernier, elle a pris contact avec le Centre de Ressources Autisme de Liège, le seul en Belgique francophone à diagnostiquer les adultes. Elle pense être autiste Asperger, mais n’a pas encore reçu le résultat. C’est que ses enfants sont tous les trois diagnostiqués autistes Asperger.
Décodeur en service permanent
« J’ai toujours été différente », explique Ambre. « Je dois tout décrypter, tout le temps ; analyser ce que l’autre pense. Dans les relations sociales, tout doit être décodé en fonction de l’interlocuteur… et ce n’est pas naturel chez moi. Quand on croise quelqu’un dans la rue, le regarder ou pas ? Si oui, comment, combien de temps ? » Ambre a aussi dû apprendre certaines situations socialement implicites. La drague, par exemple. Elle a appris à ne pas se comporter de la même façon avec les hommes et les femmes. A remercier quand on lui fait un compliment. A ne pas danser plusieurs chansons d’affilée avec la même personne, pour que celle-ci ne se fasse pas de fausses idées. Elle a appris que l’humour était un signe de drague, y compris les blagues sur le tard.
Ambre est également hypersensible aux bruits, aux odeurs, à la lumière. Quand elle parle, elle a du mal à ne pas entendre les conversations des autres. Les frôlements trop légers lui donnent envie de se gratter. Mais elle adore être prise dans les bras par ceux qu’elle aime. Elle ne supporte pas les aliments trop forts, les parfums d’ambiance chez Ikea. Le sommeil très léger, elle porte un bandeau et des boules Quies. Elle sait qu’elle fixe parfois trop les gens. « Les yeux me fascinent, c’est brillant et rond et puis cela apporte beaucoup d’informations sur ce que pense la personne. »
Avec cette saturation d’information, de sens, de questions, tout s’embrouille assez vite dans sa tête. Ambre note alors tout ce qu’elle doit faire pour y voir plus clair. Puis barre la liste au fur et à mesure de ses actions, comme une liste de courses.
Sauvée par les poèmes
Adolescente, elle était le bouc émissaire de sa classe, celle qu’on montre du doigt en pouffant derrière sa main. « J’étais à côté de mes pompes », confie-t-elle. « Je me réfugiais dans les dictionnaires, j’étudiais des mots que je trouvais beaux. J’écrivais des poèmes. C’est eux qui m’ont sauvée. Je faisais de la musique, je jouais du piano, je chantais. Ça n’intéressait pas beaucoup les autres. » Le genre d’intérêts qui diffère de la norme à cet âge ingrat. Elle ne se souciait aucunement de la mode, ne comprenait pas pourquoi certains « faisaient le bazar » en classe. Elle préférait parler avec les profs qu’avec ses camarades de classe. Et clou de la différence adolescente, Ambre est également plus à l’aise à l’expression écrite qu’orale. Elle a plus de temps pour choisir ses mots, pour réfléchir. C’est plus clair, moins stressant.
Le diagnostic pour s’accepter
Stressée, Ambre l’est de façon générale, en alerte presque permanente, clignotants tous allumés. « Le diagnostic me déstresserait. J’ai fait la démarche pour moi-même, pour ‘confirmer’. Pour être plus libre d’être moi, être en paix. J’ai du mal à accepter de ne pas être comme les autres. » Elle n’est pas la seule. Certaines personnes de son entourage ne sont pas d’accord, ils refusent la possibilité de l’autisme. « Ils se voilent la face. Avec le diagnostic, ce serait clair. » Encore faudrait-il qu’ils sortent la tête du trou.
Devant leur déni, elle ne baisse cependant pas les bras. Elle a évolué et évolue encore, surtout depuis qu’elle sait qu’elle a des tendances « Aspies »… Depuis environ 3 ans maintenant. Dans l’attente de son diagnostic potentiel, elle reste « confortée » par les diagnostics de ses enfants, « ça ne vient pas de nulle part ». Même si ce fut laborieux.
Les femmes autistes sous-diagnostiquées
Pour son premier enfant, Raphaël, les choses se sont faites assez « naturellement ». « Il avait des gros troubles du comportement. A l’époque, je ne connaissais pas l’autisme. J’ai entendu parler du syndrome d’Asperger à la radio, et je me suis dit : ‘c’est lui’. » Pour Léa, ce fut plus délicat. Leçon du jour : l’autisme est construit sur le modèle masculin. Quand la discrimination s’insinue jusque dans l’autisme… Il y aurait bien plus de garçons autistes que de filles. Mais cette surreprésentation peut aussi être expliquée par des différences de comportements. Les filles autistes ne réagissent pas comme les garçons autistes. Elles sont donc plus difficilement diagnostiquées. Ce qui s’est passé avec Léa. « Elle adore le contact, elle saute dans les bras de tout le monde. Il a fallu faire le diagnostic deux fois. Le médecin a dit qu’elle n’était pas autiste parce qu’elle ‘regarde dans les yeux’. »
Une vision presque préhistorique de l’autisme qui vaut encore aujourd’hui. Le benjamin, Dorian, a également dû faire le test deux fois. Les « spécialistes » pensaient qu’il imitait son frère et sa sœur. Des clichés semblables sur l’autisme, on en trouve à tous les coins de rue. « Les médecins croient le plus souvent que les autistes sont tous des cas sévères. Dès qu’on sort de cette conception, ils ont du mal à accepter que cela puisse être de l’autisme. Ils doivent être plus formés et informés sur l’autisme. Une personne sur 100 est autiste. Ça changerait tout. On a plus besoin du diagnostic qu’avant, car la société est plus instable, et au niveau du côté sensoriel n’en parlons même pas ! »
La différence dans une société indifférente
Compliqué, le parcours scolaire des Aspies l’est aussi. La faute à une société, des institutions pas encore assez ouvertes à la différence. Ambre a mis ses trois enfants dans l’enseignement ordinaire, avec « intégration » : une personne de l’enseignement spécialisé vient 4 heures par semaine aider l’instituteur. Mais ce système se concentre surtout sur les compétences scolaires, alors que la difficulté principale pour l’autisme est sociale. Sans parler des difficultés de trouver une école qui accepte cette « intégration ». « Quand une école a un manque d’élèves, elle n’accepte pas l’inscription. Car avec ce système, l’inscription ne compte pas pour l’enseignement ordinaire, la première année, mais pour le spécialisé. Ensuite, ça change. »
Cette situation bancale est la maquette miniature d’un problème à grande échelle. « L’autisme, c’est un handicap invisible. C’est difficile car les gens vont croire qu’on le fait exprès, ils sont donc moins tolérants. » Pour Ambre, la société privilégie trop les individus en fonction de leur rentabilité économique. Autant dire que les autistes ne sont pas compris dans le calcul. « On ne se rend pas compte que ça pourrait être autrement. Il faut sensibiliser les gens, mais c’est difficile car ça ne les concerne pas. Il faut qu’ils soient eux-mêmes confrontés au problème pour le voir. » Et si nous étions tous touchés par le syndrome… de l’autruche ?
Combattre le feu par le feu
Tous ces problèmes liés à l’autisme, Ambre en discute les derniers dimanches du mois avec un groupe de parents. Une collaboration qu’elle assure depuis trois ans avec l’APEPA, l’Association de Parents pour l’Epanouissement des Personnes Autistes. Mais qui n’est pas de tout repos. « J’aime planifier à l’avance pour bien faire, c’est plus facile pour moi. Ce groupe de parents, c’est un challenge. Parler devant un groupe de personnes, c’est imprévisible, car c’est fonction des autres. »
Une véritable source de stress, une fois n’est pas coutume. Ambre n’y arrive jamais comme elle voudrait. Éternellement insatisfaite, il y a toujours moyen de faire mieux. Mais elle a appris à y trouver du plaisir. Contre vents et marées, elle affronte ses peurs. Dans l’attente de son diagnostic, elle prend les devants. Car si elle ne le fait pas, ce ne sont pas les autruches qui s’en chargeront.