29/09
2016
par Diallo Thierno A. et Sandrine Warsztacki

«Dans un monde idéal, personne ne devrait migrer par obligation»

 « Depuis que le monde est monde, les Hommes se déplacent d’un lieu à l’autre. Par tribus, clans ou familles, fuyant les catastrophes naturelles ou les horreurs de la guerre, ils partent en quête de nourriture, d’abris et de paix », énonce un courrier de l’Unesco datant de 1958.

Depuis plusieurs mois, les migrants occupent la une de l’actualité. Les migrations ne sont pourtant pas un phénomène neuf…

À certains égards, le mouvement des peuples ressemble à celui d’une roue. À partir du XVe, les navigateurs européens cartographient la terre. Le Nord explore et exploite le Sud, réduit ses hommes à l’esclavage, pille ses ressources naturelles. Spoliation qui perdure sous différentes formes à ce jour. Au XXIe siècle, sur nos écrans, nous découvrons les images dramatiques des migrants du Sud qui remontent vers le Nord, fuyant la misère dans laquelle la colonisation a pu laisser leur pays ou des conflits armés que l’ingérence des Occidentaux dans leurs affaires intérieures a parfois contribué à exacerber.

La migration est un mouvement naturel. On ne veut et on ne peut l’arrêter. Mais on peut le réguler de manière plus intelligente, en permettant aux gens de vivre bien chez eux. En Guinée, je connais une petite ONG, Dalavie, qui se bat pour faire fructifier les champs et créer de l’emploi, malgré bien des difficultés. Promu à plus large échelle, ce type de projets permettrait aux populations de trouver des débouchés localement plutôt que de rêver au départ.

Selon la Banque mondiale[1], en 2014, les émigrés ont envoyé au total quelque 435 milliards de dollars à leurs pays d’origine, trois fois plus que le total de l’aide publique au développement dans le monde! Investir dans l’agriculture des pays en développement n’est-elle pas la clé pour réguler l’afflux migratoire et réduire les drames et les tensions qui en résultent? Nous avons rencontré François de Smedt, directeur de Myria et lui avons posé la question.

Monsieur Diallo: Aujourd’hui, on parle beaucoup des migrants, mais les êtres humains n’ont-ils pas toujours voyagé?


François de Smedt:
Tous les humains viennent d’une même région en Afrique de l’Est, dont ils sont partis il y a des dizaines de milliers d’années, pour se propager sur la planète. De tout temps, les humains ont bougé pour échapper aux guerres, aux famines. Mais les humains sont aussi des sédentaires. Ils ont envie d’arrêter de marcher, de s’établir, de se développer. Le problème, c’est que ceux qui sont sédentaires là où l’herbe est verte ont tendance à oublier que les autres ont aussi droit d’aller voir ailleurs si l’herbe est plus verte.

Diallo: La Belgique a fait venir des travailleurs dans ses mines. Aujourd’hui la migration économique est vue d’un mauvais œil. L’Europe n’en a-t-elle pourtant pas besoin?

de Smedt: On a connu la migration économique pendant les Trente Glorieuses, organisée par convention de façon bilatérale entre la Belgique, le Maroc, la Grèce, l’Italie… La Belgique avait besoin de bras, eux, de travail. Il y avait concordance d’intérêts, jusqu’à la crise de 1974. Il existe toujours une migration par le travail, mais qui peut difficilement se faire officiellement pour ce motif. Ce sont les clandestins, les mariages blancs… À droite, comme à gauche, il y a une vraie difficulté politique à aborder cette question. La droite, par peur de l’étranger. La gauche, par peur de la concurrence sur le marché du travail. C’est dommage. Les études démographiques et économiques montrent que les migrants rapportent. Pour maintenir notre niveau de vie, malgré le vieillissement de la population en Europe, l’ONU estime qu’il faudrait importer des dizaines de millions de gens entre 2000 et 2050.

 

fleches-003Diallo: La meilleure façon de réguler l’immigration n’est-elle pas de permettre aux gens de bien vivre chez eux?

de Smedt: Dans un monde idéal, personne ne devrait migrer parce qu’il est obligé. Les pays d’origine doivent pouvoir se développer. Ces pays ont des matières premières extraordinaires. Il ne faudrait pas grand-chose en termes de régulation et de gouvernance pour générer une richesse qui bénéficie à tous. Il suffirait que certaines habitudes entre les pays du Nord et du Sud se perdent, que l’on développe plus de micro-entreprises et davantage de programmes qui permettent aux gens de se former ici et de retourner développer leur pays. Mais une fois formés, ils sont libres de rester. Personne ne peut les obliger à se sacrifier pour leur pays.

Le premier moteur de la migration, ce n’est ni la guerre ni la pauvreté, mais le désœuvrement. Vouloir faire de sa vie quelque chose d’intéressant est un moteur qui jette sur les routes et les mers un nombre considérable de gens.

Diallo: L’espèce humaine est curieuse. Elle veut comprendre, s’instruire… Vous aussi, les Belges, vous avez beaucoup voyagé! La Belgique a utilisé les richesses du Sud pour s’asseoir et se développer. Le mouvement des migrations est pareil à une roue, le Nord a colonisé et exploité le Sud. Aujourd’hui le Sud se réfugie au Nord. Mais le Nord peut arrêter ce mouvement en aidant le Sud à se développer.

de Smedt: Les Européens ne sont plus aussi puissants qu’avant. L’Inde et la Chine sont devenues des super-puissances. Avec la mondialisation, il n’y a plus personne qui dirige. Il n’y a même plus de camps comme du temps de la guerre froide, mais une vague d’intérêts qui se combattent les uns les autres, mais où tout le monde a aussi sa chance. L’Afrique aussi en s’unissant peut faire de grandes choses. La roue tourne désormais en sens divers. La migration la plus forte aujourd’hui se déroule entre pays du Sud. Il y a aussi des migrations Nord-Nord et Nord-Sud. C’est un grand brassage. Mais nous ne sommes pas égaux devant les possibilités de migrer. Nous n’avons pas tous droit à des passeports.

Il faut imaginer un scénario idéal où tous les humains pourraient migrer sans être obligés de le faire pour vivre une vie digne. En attendant ce jour, il faut travailler pour plus d’égalité dans les migrations. On doit organiser une migration intelligente pour que les talents circulent et qu’il y ait plus d’égalité dans les échanges de ressources. Une grande partie de la solution passe par un rééquilibrage du commerce mondial. On connaît tous des gens autour de nous qui achètent des GSM à 500 euros, produits avec des métaux rares issus des mines au Congo, mais qui ne rapportent rien aux ouvriers qui y travaillent.

Diallo: La Commission européenne veut conditionner l’aide au développement avec les pays d’Afrique à leur coopération dans la lutte contre l’émigration clandestine. Qu’en pensez-vous?

de Smedt: Elle pourrait être équilibrée si on y ajoutait un troisième volet: l’ouverture de canaux légaux de migration économique. Que le Nord aide le Sud, c’est normal. Qu’on lutte contre l’immigration illégale, pourquoi pas. Mais pour que cette mesure soit juste, il faut créer des canaux de migration économique légaux et clairs. Alors seulement, on pourrait organiser une migration intelligente.

En matière d’immigration, il faut se méfier de deux mantras. Le premier, c’est de croire que l’on peut se barricader dans une Europe forteresse. C’est impossible d’un point de vue pratique et contestable d’un point de vue philosophique. Le deuxième, même s’il a l’air plus sympa de prime abord, c’est de dire qu’on peut ouvrir toutes les frontières. Nous ne sommes pas égaux devant les possibilités de migrer. Ce serait consacrer une forme de néolibéralisme où seuls les plus débrouillards, ceux qui ont les moyens et les connaissances peuvent migrer.

Making of: Monsieur Diallo est d’origine guinéenne, il a beaucoup voyagé. Depuis cinq ans, il fréquente le groupe journal d’Ulysse. À travers ses lectures et ses voyages, Monsieur Diallo a beaucoup réfléchi aux questions migratoires. Nous avons passé de longues heures à échanger sur le sujet et sommes partis de ces discussions pour rédiger les questions et faire le plan de l’article. Confrontés aux contraintes de place, nous avons dû opérer des choix. Ainsi, la question du développement de l’agriculture dans les pays du Sud n’a pu qu’être esquissée

[1] http://www.banquemondiale.org/fr/topic/migrationremittancesdiasporaissues/overview

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