Le Community Land Trust : foncièrement prometteur ?
Le 18 septembre dernier a été inauguré à Molenbeek-Saint-Jean le premier immeuble “Community Land Trust“ en Belgique. Neuf ménages à revenus modestes sont devenus propriétaires de leur logement grâce à ce projet. Mais quel est cet objet immobilier encore mal identifié ? Un squat d’anarchistes rentrés dans le rang ? Un phalanstère participatif pour quelques-uns ? Une communauté d’écolos en mal de quartiers populaires ? Un gadget associatif destiné à le rester ?
Le Community Land Trust (CLT) est un modèle d’habitat qui vise à favoriser l’accès à la propriété aux personnes et familles ayant un faible revenu. Ce modèle repose sur la séparation de la propriété foncière de la propriété du bâti. Dans ce cadre, les habitants sont propriétaires uniquement du bâtiment, le sol restant la propriété du CLT. Par la collectivisation de la propriété du sol, ce système tend à juguler la spéculation immobilière, au sens où les principales plus-values reviennent au collectif plutôt qu’à chaque membre. Ce mode de gestion a un effet immédiat sur le prix des logements proposés. Afin de perpétuer cette accessibilité, des règles de transaction précises visent à maîtriser la plus-value générée par la vente d’un logement.
Un rêve américain …
Le CLT plonge ses racines dans les critiques économiques du XIXè siècle considérant la spéculation et la monopolisation du sol comme une des principales sources des inégalités et de la pauvreté[1]. Sur ces bases théoriques et philosophiques vont apparaitre et se développer, à partir des années 70, les premiers CLT dans les milieux afro-américains[2]. « Le modèle a été inventé en prison par le cousin de Martin Luther King et l’une des premières coopératives autogérées agricoles tenues par les noirs au sud des Etats-Unis, c’est eux. (…) C’était vraiment des militants de base », explique Thomas Dawance[3], mettant en avant la prestigieuse généalogie du modèle.
… devenu une réalité bruxelloise
Dans notre capitale, l’élaboration du projet a débuté en 2009, à l’initiative de militants et d’associations. Regroupés en une asbl, ces acteurs ont promu et porté ce modèle auprès du cabinet Doulkeridis (Ecolo), Secrétaire d’État bruxellois chargé du logement (2009-2014). Ce soutien a débouché sur une étude de faisabilité visant à évaluer les possibilités d’intégrer les CLT dans le paysage des politiques publiques du logement à Bruxelles[4].
Suite aux conclusions favorables de cette étude, le gouvernement bruxellois a confié à l’asbl Community Land Trust Bruxelles (CLTB) la réalisation de projets pilotes pour adapter le modèle du CLT au terrain bruxellois. Pour l’acquisition de biens fonciers ou immobiliers, le CLTB est soutenu financièrement par des acteurs publics, tels que le Fonds du Logement de la Région de Bruxelles-Capitale. A ce stade de développement, une première concrétisation vient de voir le jour Quai de Mariemont à Molenbeek-Saint-Jean. D’autres projets sont actuellement en chantier.
Ces initiatives prennent peu à peu place dans le panorama des aides au logement déjà existantes. Dans le contexte de “crise du logement” que connaissent nos grandes villes, le CLT apporte des réponses encore peu développées en Europe.
Pour une meilleure gestion du sol : un plan à trois
“Le CLT, ce n’est pas strictement du logement : c’est une manière de gérer la terre en commun. L’enjeu est de créer des conseils d’administration équilibrés pour représenter la gestion de la terre comme un bien commun”, explique Thomas Dawance. Cette perspective communautaire se traduit par une gérance tripartite : le projet est porté par les propriétaires des logements, des personnes issues du quartier et des représentants des pouvoirs publics. Chacun de ces acteurs participe pour un tiers à la gestion du CLT.
Notre interlocuteur développe :
Du côté de l’état, “les gouvernants nous montrent que même si on les élit de manière démocratique en tant que bons pères de notre patrimoine général, ils peuvent décider de le vendre aux lois du marché. S’ils veulent le récupérer, ils doivent payer les prix du marché et emprunter aux banques pour récupérer ce qu’ils ont dilapidé du patrimoine public. Voyant cela, on ne peut pas dire que le pouvoir public garantisse à lui seul l’intérêt général en matière de gestion de la terre pour l’intérêt commun. Il est intéressant de le raisonner, avec d’autres acteurs en face”. Dans la même logique, « les “pauvres”, bénéficiaires des aides publiques, qui justifient l’existence même de l’état redistributeur ne suffisent pas comme interlocuteurs. Et il faut introduire un troisième tiers, la société civile, qui ne bénéficie pas directement de l’usage qui peut être fait d’un terrain public pour des bénéficiaires sociaux mais qui a aussi un mot à dire sur la vision de l’intervention publique dans le territoire. »
Les aides publiques traditionnelles : un somnifère social ?
Selon Thomas Dawance, les mécanismes d’aides d’Etat classiques en matière de logement sont insuffisants. Ils induisent un rapport de client à fournisseur dont la logique est socialement très soporifique : l’abrutissante attente des candidats locataires d’une part, la lourde et aveugle gestion des logements sociaux d’autre part.
Tout en déplorant le désinvestissement de l’Etat dans les logements sociaux, Yasmina[5], propriétaire dans l’immeuble “Mariemont“, souligne les limites de ce modèle d’aide : « répondre par l’assistanat et offrir des réponses toutes faites ne fait pas avancer. (…) Les personnes qui se tournent vers les logements sociaux vivent littéralement sur une liste d’attente. Il y a 47.000 familles qui vivent sur une liste d’attente. C’est une aberration. »
Tu veux gentrifier mon quartier ?
En plus des logements privés, le CLT peut également développer des espaces, des services collectifs, des activités, des commerces, … Dans la logique du CLTB, le choix des infrastructures d’un quartier n’est pas neutre et doit être débattu : le choix de « mettre un magasin bio plutôt qu’une école de devoirs a un caractère politisé, transformateur du quartier. Ce genre de débat ne peut pas se passer uniquement entre un pouvoir public et un bénéficiaire. Le bénéficiaire est content de bénéficier. Le pouvoir public, il fait une action pour les pauvres qui en bénéficient », lance Thomas Dawance de manière abrupte. Il poursuit : «cela ne permet pas de réfléchir le cadre d’action sur la ville de la même manière que si tu y intègres l’empêcheur de penser en rond qui est celui qui observe et qui voit les objets de transformation. »
La participation : une utopie discriminante ?
Cette dimension participative pourrait constituer un filtre socio-culturel pour les candidats au CLTB. D’autant plus que ce projet s’inscrit dans un renouveau du « vivre ensemble », voire d’une bienséance militante très « classe moyenne » qui est dans l’air du temps. En clair, est-ce un projet à la mode, culturellement décalé pour des pauvres perpétuellement “has been“ ?
Tout en se revendiquant d’une autre filiation, le CLTB reconnait l’influence des mouvements émancipateurs des années 70 dont le nouvel élan coopératif actuel serait porteur d’une version raffinée de gentrification. Mais « le CLT n’a pas ces origines-là. Il a été traversé par ces mouvements mais reste ancré dans des objectifs de socialisation », se défend Thomas Dawance.
Au départ de son expérience quotidienne, Yasmina interprète les difficultés liées à participation :
« Si tu es dans la survie, tu n’as pas le temps ni la disponibilité de parler à ton voisin ou à ta maision de quartier, c’est le cadet de tes soucis. Si tu n’arrives pas à joindre les deux bouts, je peux comprendre cela. Les mesures d’austérité font que l’on se renferme de plus en plus sur nous-mêmes et on a l’impression de pouvoir mieux s’en sortir tout seul. Le CLT démontre le contraire : c’est le fait d’être en collectif qui permet de s’en sortir, le fait d’être ensemble. »
Dans le même sens, le CLTB reconnait en partie cette difficulté d’accès pour un certain public : « Dans le contexte bruxellois, on a décidé de s’adresser au public que l’on considérait le plus précarisé dans son objectif d’accès à la propriété. (…). Bien sûr il y a des réalités et beaucoup de gens sont dans l’angle aveugle de notre politique : que ce soient des sans-papiers, des personnes trop faibles sur le plan psychique, sur le plan économique, sur le plan de l’alphabétisation », déplore Thomas Dawance.
Néanmoins, au niveau des critères d’admission, les priorités sont claires : « Le public auquel on s’adresse, ce sont surtout les familles nombreuses, généralement d’origine immigrée qui subissent et qui sont stigmatisées dans leur accès au marché locatif (…). Le premier choix que nous avons fait est de nous adresser à un public plus précarisé que ceux qui sont prêts à s’auto-organiser. » Concrètement, « notre logique, c’est que les gens ne paient que 30% de leurs revenus en charge mensuelle sur 25 ans. Sinon on les étrangle.»
Dans son souci de rendre le processus participatif accessible, le CLTB assure un accompagnement tout au long du développement. Yasmina nous fait part de cette expérience : « Ce qui me conforte dans ce projet, c’est le service d’accompagnement proposé. Nous nous voyions souvent afin de s’informer et d’appréhender le jargon de l’immobilier qui nous semblait incompréhensible par moment. Grâce à ces séances d’information, d’accompagnement, nous avons pu nous rencontrer entre propriétaires et exprimer nos désirs, nos craintes. Nous nous sentions écoutés et soutenus dans notre démarche. »
Pour une paix sociale intelligente
Le modèle du CLT a émergé en marge des politiques dominantes sans pour autant entrer dans une logique conflictuelle avec les pouvoirs publics. Bien au contraire : “Il ne s’agit pas de désobéissance civile “contre”, mais d’un jeu équilibré d’acteurs » souligne Thomas Dawance. Dans ce sens, le CLTB estime que « le projet doit être soutenu par le pouvoir public au nom de ce qu’il a comme héritage d’être le garant le plus légitime de l’intérêt général. C’est un modèle de paix et la paix n’est pas simple. Elle est possible, mais exigeante. L’idée est de faire évoluer la gouvernance sur ce chemin de modèle de paix sociale, pas au sens d’endormir les consciences, mais d’intégrer dans la gouvernance une plus grande justice sociale. »
Le CLTB : un village introuvable[6] ?
Le CLTB est encore au stade de projet pilote. D’autres réalisations sont attendues à Anderlecht, Molenbeek-Saint-Jean et Bruxelles-Ville. Des étapes devront encore être franchies avant de pouvoir évaluer les réels apports du modèle dans le contexte bruxellois. Par rapport à la reconnaissance du CLTB, Thomas Dawance souligne que l’inscription du principe du CLT au Code bruxellois du Logement renforce symboliquement son existence. Sur le plan juridique un arrêté ministériel consoliderait son statut juridique. Au niveau politique, même si le projet continue à être soutenu par Céline Fremault (cdH), l’actuelle Ministre bruxelloise en charge du logement, le CLTB risque d’être remis en question à tout moment.
Face à cette frilosité politique, Yasmina réagit : « Ce genre de projet doit perdurer dans le temps : on doit permettre au Bruxellois de devenir propriétaire. C’est cette dynamique participative qui atténuera la crise du logement. (…) Je suis convaincue par ce genre de projet. Maintenant, il faut que les politiques prennent leurs responsabilités. Le logement est un droit fondamental et il faut rendre accessible la propriété ». Ce manque d’audace des pouvoirs publics tranche avec l’intérêt que suscite le CLTB auprès des acteurs sociaux : son caractère innovant suscite l’intérêt et la curiosité de nos voisins de Flandre et de Wallonie, mais aussi d’autres pays d’Europe.
A son niveau de développement actuel, le modèle reste assez timide et discret. Seulement neuf ménages ont eu la chance d’accéder à un logement. Le CLTB aspire à multiplier ses réalisations tout en respectant sa philosophie de départ : une logique participative et émancipatrice portant un regard critique sur le développement et la dynamique des quartiers. Cet idéal de pureté idéologique ne risque-t-il pas de condamner le CLTB à rester un prototype pour initiés, sans réelle ampleur dans les politiques publiques en matière de logement ? Les concepteurs du projet nous répondraient pas la négative au regard des expériences américaines plus étendues. Mais Bruxelles n’est pas la Géorgie[7] et l’essor du modèle pourrait résider dans ce dilemme : préserver une droiture idéologique, authentique, mais marginale dans ses réalisations, ou lâcher du lest et accepter que d’autres vues pollinisent le projet, au risque de le dénaturer. Sans cette remise en question, l’utopie participative promise par le CLTB risque de rester un village introuvable.
[1] H. Georges, Progrès et pauvreté. Paris, Guillaumin, 1887.
[2] C. Carliez, B. Van Nuffel, et al., Les Community Land Trust (CLT): des outils innovants en matière de logement. Bruxelles, conférence du 20 septembre 2012.
[3] Conseiller logement auprès du Cabinet Doulkeridis de 2009 à 2012. Chargé de projet au CLTB. Interview du 1er décembre 2015.
[4] Centre Permanent pour la Citoyenneté et la Participation, Les Community Land Trust : Un bon terrain d’entente ? Bruxelles, Collection « Au Quotidien », 2013.
[5] Yasmina Ben Hammou, interview du 27 novembre 2015.
[6] Référence à l’ouvrage de L. Kołakowski: Le Village introuvable, Bruxelles, Éditions Complexe, 1986. L’auteur y développe une critique de la pensée utopique rêvant de la restauration du “village perdu”.
[7] La Géorgie est un État du Sud des États-Unis où fut créé le premier Community Land Trust en 1969 (M.-B. Ghellinck, Community Land Trust : une solution aux problèmes de logement en Belgique ? Bruxelles, Réseau Financement Alternatif, 2013).