«Personne. Pendant très longtemps en tout cas, on n’était personne aux yeux des gens, du monde.» Ces mots, chargés de cynisme, ce sont ceux de Zerdest, un jeune Belge de 31 ans, à l’accent liégeois (très) prononcé. La Belgique, il connait. C’est d’ailleurs ce qu’il a toujours connu, il y est né. Mais s’il est Belge, il se sent aussi et surtout Yézidi: «C’est une partie très importante de qui je suis. Je suis Belge et Yézidi. Je suis originaire de Turquie, comme la grande majorité des Yézidis belges. J’ai d’ailleurs encore pas mal de famille là-bas. Mais à la base, mon peuple vient d’Irak.» Si l’on remonte dans l’Histoire, il apparait que les Yézidis font partie des populations les plus anciennes de la Mésopotamie. Leur croyance y est apparue il y a près de… quatre mille ans. Cela en fait donc l’une des plus anciennes religions monothéistes de l’humanité. Parce que oui, les Yézidis croient en une seule divinité : «Très peu de gens le savent, mais on croit en un Dieu unique et cela bien avant les Chrétiens ou les Musulmans par exemple. Mais notre culte a été influencé évidemment par ces différentes croyances qui apparaissaient au fur et à mesure, reconnait Zerdest.»
Et si les Yézidis proviennent à l’origine du Kurdistan irakien, des diasporas vivent actuellement en Syrie, en Turquie, en Arménie et en Géorgie. Mais on compte également d’importantes communautés en Amérique du Nord et en Europe. L’une d’entre elles réside d’ailleurs chez nous, en Belgique.
Aujourd’hui, la communauté yézidie compte entre 600.000 et 800.000 membres dans le monde. Mais, d’après Claire Lefort, chercheuse à l’École Normale Supérieure de Paris et spécialisée dans les minorités religieuses du Moyen-Orient, cette estimation reste imprécise et floue. Et cela, «en raison des persécutions dont les Yézidis ont très tôt fait l’objet et qui les ont poussés à s’installer dans des zones géographiques difficiles d’accès. Des villages entiers de Yézidis n’ont ainsi, pendant des décennies, pas été recensés. Certaines familles yézidies se sont même fait passer pour des musulmans auprès des agents recenseurs pour vivre en paix. Leur religion et leur culture sont donc longtemps restées méconnues, déplore la chercheuse. L’Occident ne les a «redécouvertes» qu’à l’été 2014.»
Et cette «redécouverte», les Yézidis s’en seraient bien passé: entre le 3 et le 15 août 2014, le massacre de «Sinjar», mené par le groupe terroriste Etat Islamique, a fait près de 3.000 victimes yézidies. 7.000 autres ont été faites prisonnières. Les adultes étaient systématiquement exécutés tandis qu’était réservé aux enfants un lugubre dessein: les jeunes filles étaient réduites en esclavage sexuel et les garçons étaient enrôlés comme enfants soldats.
Ça été un vrai choc de réaliser que ça pouvait encore se passer en 2014, d’être tués et violés pour ce que nous sommes.
Pourtant, si cette attaque a été particulièrement médiatisée, elle ne faisait que rallonger une liste déjà bien longue: la communauté yézidie a été victime de 74 persécutions à ce jour. Tout Yézidi digne de ce nom connait ce nombre. Et le dernier pogrom en date, celui de 2014, Zozan, une Yézidie liégeoise de 31 ans, l’a reçu de plein fouet: «Nous étions évidemment déjà affectés par les autres massacres continuels qui nous ont visés, mais là, ça a ravivé notre douleur et confirmé ce que nos parents disaient. Ça a été un vrai choc de réaliser que ça pouvait encore se passer en 2014, d’être tués et violés pour ce que nous sommes.»
Si bon nombre des Yézidis belges n’ont pas directement vécu ces attaques raciales et génocidaires, ils n’en ressentent pas moins les effets durant diverses cérémonies: lors de la fête du mort par exemple, commémorée un an après le décès d’un membre de la communauté, les femmes chantent en hommage aux victimes. De la même manière, durant la fête «Aida Yezid», qui clôture une période de jeûne, un membre de la communauté prend la parole et invite les convives à se remémorer ce lourd passé. «C’est un devoir pour tout Yézidi de se rappeler. On ne peut pas oublier ce qu’on nous a fait, soupire Suleyman Agirman, président du Centre Identitaire de Liège. Nos parents nous ont raconté, on va faire pareil avec nos enfants et on attend d’eux la même chose.» Perpétuer la mémoire, c’est donc un devoir qui incombe désormais à tous les Yézidis.
Ce qui caractérise aussi tout particulièrement cette communauté, c’est qu’elle est structurée en castes : «les «Cheikhs», les «Pirs» et les «Murids», énonce Suleyman Agirman. Les «Cheikhs» font en quelques sortes office de guides spirituels. Ils guident la communauté en se référant aux préceptes religieux. « Les «Pîrs» (qui signifie littéralement «vieux» en kurde) représentent les sages de la communauté, chargés de conseiller les croyants yézidis. Et puis enfin, il y a les «Murids» ». Ces derniers représentent la majorité des Yézidis et n’ont aucune fonction particulière. Ils se doivent exclusivement de respecter les codes religieux. Suleyman Agirman et Zerdest font partie de cette catégorie.
«La particularité de notre système, ajoute Suleyman Agirman, c’est que le mariage entre les membres des différentes castes est interdit. Nous sommes dans l’obligation d’épouser uniquement les membres de notre propre caste.» Uniquement et exclusivement. «En fait nous ne pouvons entretenir des relations amoureuses avec personne d’autre, puisque nous ne pouvons pas non plus épouser de personnes non yézidies. Et la conversion n’est pas envisageable chez nous.» Comprenez : on «nait» yézidi ou ne l’est pas. Et finalement, si un membre de la communauté yézidie est touché par la flèche de Cupidon, qui lui ne se soucie ni des castes ni des appartenances religieuses, que risque-t-il vraiment ? «Un Yézidi qui viole cette règle est excommunié, rétorque Perwin, du haut de ses 15 ans.»
Ça a le mérite d’être clair.
La raison pour laquelle la communauté yézidie a fait office de bouc émissaire des siècles durant tient, pour Zerdest, en une seule phrase: les Yézidis sont et ont toujours été considérés comme des hérétiques par les Chrétiens et des adorateurs du diable par les Musulmans. «En fait, pour les Chrétiens, on est les adorateurs du feu, parce qu’on voue une admiration aux différents éléments, dont le feu, qui est en quelque sorte sacré, explicite Zerdest. Mais ce n’est pas notre Dieu. Nous, on a un seul et unique Dieu. On est monothéistes depuis la nuit des temps. On est d’ailleurs l’une des premières religions monothéistes de l’histoire de l’humanité… Et puis, il y a les Musulmans, qui eux disent que nous sommes les disciples de Satan. Tout ça parce que l’archange Taous, qui est chez nous la créature la plus sacrée de Dieu, est considéré chez les musulmans comme étant l’ange déchu devenu Satan. Et voilà, à cause de ça, ils se sont acharné sur nous».
Ça a été tellement répétitif qu’on attend presque le moment où ça va recommencer. On a l’impression que ça ne s’arrêtera jamais.
Taxés de Satanistes et d’ennemis de Dieu, les Yézidis ont donc dû payer les frais d’une interprétation erronée de leur culte. Cette rude réalité en a marqué certains au fer rouge: «Je ne dirais pas que notre passé nous paralyse, mais ça été tellement répétitif qu’on attend presque le moment où ça va recommencer, reconnaît Zozan. On a l’impression que ça ne s’arrêtera jamais. Maintenant, j’ai peur de m’avancer sur ma propre religion quand on me pose des questions. Parce que le Yézidisme a tellement été mal interprété que j’ai peur de faire plus de tort que de bien à ma communauté.»
La Belgique est la mère adoptive de la communauté yézidie.
Mais Suleyman Agirman, le président du centre culturel, insiste : «Nous avons vocation à être reconnus en tant que communauté à part entière, mais nous ne sommes pas repliés sur nous-mêmes. Tout le monde est le bienvenu ici. Il y a d’ailleurs des Kurdes musulmans et chrétiens, des Turcs athées, etc. Nous nous retrouvons ici lors des fêtes ou des funérailles. Nous organisons aussi des cours de langue kurde. Donc même si on a pour objectif de représenter la communauté kurde yézidie avant tout, on ne ferme les portes à personne, jamais.» Suleyman Agirman explique d’ailleurs avoir un rapport très privilégié avec la Belgique : «Quand je suis arrivé plus jeune, en Belgique, tremblotant, une femme m’a accueilli et prise dans ses bras. Aujourd’hui, cette femme représente pour moi le symbole de la bienveillance de l’Etat belge. La Belgique est la mère adoptive de la communauté yézidie.» Dans la même lancée, Zerdest explique qu’il doit beaucoup à l’Etat belge: «Je remercie ce pays qui est aujourd’hui le mien, d’avoir accueilli mes parents, de leur avoir permis de vivre une vie loin des conflits et des guerres.»
Si les Yézidis se sentent parfaitement intégrés en Belgique, ils n’en restent pas moins très attachés à leur culte, et certaines règles sont inviolables. Par exemple, les frontières entre les castes sont toujours aussi étanches, même en Belgique. «Dès mon plus jeune âge, se souvient Perwin, mes parents m’ont expliqué que mon futur conjoint devra être Yézidi et «Murid», la caste à laquelle j’appartiens. Et je le vis bien. Pour moi, c’est tout naturel et cela me convient très bien. Ce serait la première chose que je demanderais à quelqu’un avant d’aller plus loin. L’avantage, c’est que je sais déjà dans quelle direction chercher (rires)». Kniaz Tamoev, représentant du Centre Identitaire Yézidi, le confirme: les règles internes au Yézidisme ne changent pas, quel que soit le contexte. Le Yézidisme a pour vocation de s’adapter à tout type de terreau puisqu’il se pratique «essentiellement en privé». «Allier notre culture et religion yézidies et notre identité belge est en fait tout naturel et très simple. Aujourd’hui, je suis parfaitement intégré dans la société belge tout en gardant ma culture et mes racines», ajoute Zerdest.
Les Yézidis sont un peuple oppressé mais ce sont aussi et surtout, des battants et des résistants.
Si les Yézidis sont conscients du danger que leur communauté encourt toujours à l’heure actuelle dans le monde, ils sortent peu à peu de leur silence. «Il n’y a pas si longtemps, ils n’osaient pas se revendiquer comme Yézidis, se rappelle Johanna De Tessieres. Ce n’est d’ailleurs que récemment qu’ils ont accroché l’écriteau sur la devanture de leur association. Les Yézidis sont un peuple oppressé mais ce sont aussi et surtout, des battants et des résistants. Ils sont prêts à se faire entendre, assure-t-elle. C’est leur moment.»
Faire parler d’eux pour se faire connaître, mais également pour revendiquer leurs droits : «Ce que nous voulons, c’est être officiellement reconnus en tant que Yezidis, et que notre religion soit acceptée comme toutes les autres, explique Zerdest. Nous aimerions arrêter de justifier sans cesse notre croyance. Nous aimerions aussi que le voile soit levé sur tous les massacres qu’a vécus notre peuple.» De la reconnaissance donc, mais aussi de la connaissance: «La haine vient de l’ignorance, avance Souleyman Agirman, donc il est important que nous nous fassions connaître et engagions le dialogue.»
Et la (re)connaissance passe par exemple, pour Perwin, par des cours de religion yézidie à l’école: «Ce serait vraiment pas mal, j’aurais vraiment l’impression que ma religion est aussi reconnue que les autres qui sont enseignées. Alors que maintenant, je suis obligée de faire un choix qui n’est pas le mien. Et donc je vais en morale.» L’école, c’est aussi là que ce sont cristallisés les préjugés à l’encontre de la confession yézidie pour Zerdest: «Mes amis musulmans me disaient que les Yézidis adorent le diable. Quand je leur demandais pourquoi, ils répondaient que c’était ce qu’on leur avait dit. Beaucoup ne me saluaient plus de la même manière après avoir su que j’étais Yézidi. Et à côté de ça, aucun cours n’était donné sur les Yézidis dans le programme.» Zerdest espère également bénéficier d’une reconnaissance plus marquée dans le paysage médiatique belge. «Je trouve que les médias ne relatent pas assez la réalité sur le terrain, regrette-t-il. Ou ils n’ont peut-être pas les moyens, ou pas encore les connaissances nécessaires pour parler des Yézidis.»
La visibilité et la reconnaissance, tels sont donc les leitmotivs de cette communauté désabusée qui place tous ses espoirs en notre petit royaume. Si leur passé continue encore à les hanter, leurs regards n’en sont pas moins tournés vers l’avenir, car c’est aussi ce qu’ils demandent: pouvoir le construire en paix.