Olivier Petit, inspecteur des finances, entre émotion, droit et budget
Olivier Petit, philosophe de formation, est redevenu depuis un an et demi inspecteur des finances au Service public fédéral de l’Emploi. Auparavant, il a exercé pendant huit ans et demi la fonction de chef de cabinet pour la ministre bruxelloise de l’Environnement, en charge de l’Aide à la jeunesse en Fédération-Wallonie-Bruxelles, Evelyne Huytebroeck (Ecolo).
Interview réalisée par des étudiants du MIAS de l’IESSID, catégorie sociale de la HE Paul-Henri Spaak.
Alter Échos : En quoi consiste le travail d’inspecteur des finances ?
Olivier Petit : Le travail d’un inspecteur des finances consiste à donner aux ministres compétents des recommandations a priori sur des propositions de décisions, de projets d’arrêtés, de projets de loi et de projets de dépenses au sein du ministère.
Ces recommandations comportent 3 aspects :
- Le contrôle de légalité permet de vérifier la cohérence entre de nouvelles propositions faites et la législation existante. L’Inspection des finances a été créée il y a 75 ans à une époque où la législation était beaucoup moins complexe qu’aujourd’hui. On sait tous qu’il y a eu depuis lors une inflation législative énorme et, donc, la possibilité de connaître l’intégralité de la réglementation d’un secteur devient quasi impossible. Donc, imaginez la législation en matière d’emploi en Belgique, elle est colossale !
- Le contrôle de régularité budgétaire consiste en une évaluation des coûts des propositions, on évalue également les coûts réels et pas seulement les coûts tels qu’annoncés.
- Le contrôle de l’opportunité technique est quant à lui de vérifier que la proposition faite est la meilleure sans remettre en question l’objectif politique.
L’Inspection des finances est un contrôle interne à l’exécutif et la Cour des comptes travaille pour le législatif. Concernant les politiques publiques, l’Inspection des finances peut être utilisée comme outil d’évaluation d’une proposition de loi, mais n’intervient pas dans les choix de politiques publiques directement.
Tout est question de perception
Alter Échos : Venons-en à votre fonction précédente, quel est le rôle d’un cabinet en matière de politiques publiques?
Olivier Petit : La définition-même de cabinet est de travailler à l’élaboration de politiques publiques soit en réaction, soit d’initiative. Le plus intéressant étant les initiatives qui peuvent être prises au sein d’un cabinet.
Pour avoir une bonne vision des politiques publiques, il y a toujours deux aspects importants, au-delà de la vision politique. C’est le droit et le budget. Quand vous maîtrisez ces deux aspects-là, et qu’en plus vous avez une vision politique, alors vous êtes capable de faire un vrai travail politique. Mais c’est très difficile de bien travailler sur les politiques publiques si on ne maîtrise pas les aspects juridiques et les aspects financiers.
Il est également important de disposer de données un petit peu cohérentes et précises afin d’échapper au « pathos » qui parfois prend trop de place comme dans d’autres domaines d’ailleurs. C’est un aspect des politiques publiques que de gérer les émotions, la perception qu’a le public de certains problèmes. C’est parfois la perception qui peut s’avérer fausse techniquement. Tout est question de perception…
Peste sécuritaire
Alter Échos : Justement par rapport à cela, les médias n’ont-ils pas une importance là-dedans ? Parce que comme vous le dites, vous travaillez sur la perception du public…
Olivier Petit : Cela dépend des acteurs qui parviennent à se faire entendre des médias et les médias ont tendance à prendre les choses qui passent bien, à prendre du visuel et donc effectivement quand il y a des personnes en chaise roulante par exemple, ça passe plus facilement que d’autres problématiques qui pourtant sont aussi importantes.
Par rapport au rôle des médias et de la perception du public, durant mes trois dernières années au cabinet, j’ai également travaillé sur la politique de l’aide à la jeunesse. Sur les questions relatives à l’aide à la jeunesse et plus particulièrement la dimension plus ou moins sécuritaire des politiques, tout est question de perception. On a beau avoir des études et des données qui disent clairement qu’il n’y a pas d’augmentation de la criminalité à Bruxelles liée aux jeunes. Il y a peut-être quelques actes plus violents, une légère augmentation, mais globalement sur l’ensemble de la criminalité, il n’y a rien d’extraordinaire. Pourtant la perception publique a vraiment un ressenti d’une forte augmentation du sentiment d’insécurité dans la ville. Alors pour quelle raison est-ce que ce sentiment d’insécurité augmente ? Ça peut être tout simplement le fait qu’un quartier s’appauvrit et qu’on est moins à l’aise dans le quartier qu’on ne l’était avant.
Donc, à ce niveau-là, la question est vraiment très importante. Une de nos lignes était notamment d’essayer d’informer le mieux possible les médias de façon à ce qu’ils ne reproduisent pas de façon relativement systématique des choses qui apparaissent évidentes, mais qui ne le sont pas.
Parce que les journalistes, à part quelques-uns qui font de l’investigation plus pointue, ont tendance à reprendre les idées un peu toutes faites qui circulent sur la question, sans plus. Surtout dès qu’il y a un propos sécuritaire qui est mis en avant par un responsable politique qui en général ne s’occupe pas de l’aide à la jeunesse directement.
Alter Échos : Donc on peut dire que l’élaboration des politiques publiques, c’est d’une part la concurrence politique entre les différentes tendances mais aussi le fait d’apaiser les opinions publiques, d’apaiser les peurs qui sont relayées et/ou créées par les médias?
Olivier Petit : La concurrence politique c’est très clair, l’opposition peut marquer des points dans l’opinion publique quand elle est à un sommet d’émotion. C’est une chose évidente qui selon moi ne devrait pas se faire d’un point de vue déontologique parce que je trouve cela irresponsable politiquement même de la part de l’opposition d’alimenter ce type de sentiments dans la population. Cela crée des divisions, cela renforce les craintes, les peurs et provoque des effets en chaîne.
Concernant la gestion des médias, c’est un aspect important puisque cela conditionne la légitimité des politiques que l’on propose. On est quand même dans un système de démocratie représentative qui fonctionne plus ou moins bien. On a toujours cette pression qui est relativement présente, de ne pas aller trop loin dans une mesure qui n’est pas bien comprise par l’opinion publique. La légitimation des mesures qu’on veut c’est en soi même un travail important au niveau politique. Dans l’aide à la jeunesse en particulier, c’est vraiment un domaine dans lequel on a vu au fil des années la tendance sécuritaire et les mesures restrictives s’imposer de plus en plus au niveau des responsables politiques J’ai vécu un événement en début de législature il y a trois ans qui était très fort, un événement que l’on a appelé « l’affaire junior K» (Ndlr : En 2008, Junior K, placé en IPPJ pour le meurtre d’un pianiste, tue sa fille et la grand-mère de sa compagne lors d’une sortie autorisée.) Il a fallu que ça arrive un mois après que le cabinet ait cette compétence-là. A ce moment-là il faut gérer les médias. L’opposition dénonce la façon dont ça fonctionne et essaie de démontrer que vous n’avez pas bien en main vos matières, qu’Il faut tout réformer. Voilà dans ce type de matières, la perception est un enjeu important. Et donc, nous avons créé des places en plus puisque, et de fait, on a constaté qu’il y a une augmentation du nombre de jeunes en difficulté.
Focus sur les accords de majorité
Alter Échos : Pour qu’un problème public devienne un problème collectif et ensuite une politique, comment cela fonctionne-t-il ?
Olivier Petit : J’aurais tendance à distinguer deux temps. Le premier temps c’est le temps de la négociation de l’accord de majorité en début de législature, qui est un temps important parce que c’est le seul moment de la législature où il y a une certaine ouverture, une opportunité de faire des propositions politiques qui sont des propositions pour le long terme, des propositions mûries dans le cadre de l’élaboration des programmes par les différents partis. Pour reprendre une image plus philosophique, on est derrière un voile d’ignorance quant au futur et c’est un moment où l’on peut écrire un certain nombre de choses dans l’intérêt général, qui sont réfléchies, mûries. Ça c’est un premier temps et un temps important puisque en principe pendant la législature, on essaye d’appliquer ce qui a été négocié dans l’accord de majorité, toujours sous contrainte budgétaire. Je me souviens de l’accord de majorité pour le gouvernement de la Fédération Wallonie-Bruxelles, il y a trois ans, on avait plein de belles choses, pleins de beaux projets et puis la contrainte budgétaire est arrivée brutalement et il a fallu inscrire un peu partout dans le texte « pour autant qu’il y ait des moyens disponibles » ce qui évidemment dans la pratique complique déjà tout.
Dans un deuxième temps dans l’élaboration des politiques, c’est comment on va pouvoir effectivement mettre en oeuvre cette ligne de conduite, en fonction de l’actualité, des acteurs que l’on rencontrera au fur et à mesure. Parce qu’un autre aspect de l’accord de majorité, c’est qu’il est négocié entre partis politiques, sans les acteurs des secteurs concernés.
Il y a tout de même des acteurs un peu clefs. Dans le secteur de l’aide à la jeunesse, il y a par exemple le délégué aux droits de l’enfant, Bernard Devos, qui prend de la place dans les médias, ça devient à un moment donné un acteur dont il faut tenir compte. Ensuite, il y a l’actualité qui met en évidence certains problèmes particuliers et là il faut réagir. Il y a des décisions qui se prennent au fur et à mesure compte tenu des moments forts de la législature, notamment le moment de la discussion budgétaire qui conditionne toutes nos initiatives: deux fois par an, il y a une vraie foire d’empoigne entre partenaires de la majorité pour essayer de grignoter une partie des marges disponibles.
Alter Échos : Avez-vous déjà vécu des situations où un problème collectif est refusé dans la mise à l’agenda des politiques publiques et pourquoi ?
Olivier Petit : Si c’est un problème avec une forte pression médiatique, aucun gouvernement ne peut refuser. Si c’est un problème sans pression médiatique, et que nos analyses font que l’on estime qu’il faut absolument faire quelque chose, en général, si ça ne coûte rien, ça ne pose pas de problème. Dès que ça coûte quelque chose, à ce moment, ça devient très problématique. On a parfois même presque envie qu’il y ait une pression médiatique qui apparaisse. Je pense même que certains partis ou certains acteurs de cabinets n’hésitent pas et essaient de susciter la réaction des secteurs pour qu’il y ait une pression médiatique qui vienne sur le gouvernement pour favoriser leur dossier : ça fait partie des stratégies entre acteurs, des collusions plus ou moins fortes entre cabinets et acteurs particuliers.
Alter Échos : Y-a-t-il des situations ou des matières pour lesquelles un ministre peut endosser une responsabilité sans avoir fait de concertation au préalable ou de consensus ?
Olivier Petit : Concrètement, c’est défini dans un arrêté de fonctionnement du gouvernement qui est pris en début de législature à tous les niveaux de pouvoir et qui détermine quels sont les domaines de décision exclusifs d’un ministre par rapport au gouvernement. Donc dans ce cadre-là, effectivement, le ministre peut prendre des décisions, mais à ses risques et périls.
J’ai un exemple, la ministre Huytebroeck avait pris une initiative, dans le cadre de sa délégation de compétences, en matière de bruit des avions qui passent au-dessus de Bruxelles, qui a été relativement mal accueillie par un certain nombre d’acteurs, notamment flamands.
Evaluation : tout à faire
Alter Échos : Quelles sont concrètement les moyens actuels de la Région de Bruxelles-Capitale pour évaluer les politiques publiques passées ou en cours ?
Olivier Petit : Je n’ai pas de réponse générale, je parlerai que des matières que je connais. Pour les évaluer, je pense qu’on en est vraiment dans les prémisses, il n’y a quasiment rien qui existe en matière d’évaluation des politiques publiques. Dans ces matières-là, connaître les besoins c’est déjà très compliqué. Je vais prendre un exemple très simple, les places d’accueil pour les personnes lourdement handicapées. Avoir une définition de ce qu’est une personne lourdement handicapée, c’est déjà compliqué. La définition d’un problème est déjà un gros souci surtout dans les matières sociales et de santé. Le problème c’est que l’offre suscite la demande. C’est un grand principe dans l’analyse des politiques sociales.
Alter Échos : Auriez-vous des idées afin d’améliorer l’élaboration des politiques, l’arbitrage qui se joue entre les différents acteurs. Pensez-vous, comme le parti Ecolo le propose, qu’il faille évaluer les politiques tous les cinq ans, créer un comité indépendant qui mettra en place l’évaluation ?
Olivier Petit : En règle générale, on ne veut pas évaluer une politique si on sait que l’évaluation sera négative, ou si on n’a pas de solutions alternatives. Ça arrive régulièrement de ne pas trop rentrer dans les détails ou de cacher le fait que ce n’est pas ce qu’il faut car s’il fallait changer, il faudrait trouver l’argent et l’argent n’existe pas. Les évaluations nécessitent tellement d’hypothèses de travail qu’elles sont contestables politiquement de façon très facile. C’est important d’avoir un lieu neutre politiquement pour autant que ça existe. Qui va être l’évaluateur ? Le grand scientifique évaluateur ? Il n’existe pas. Les acteurs démocratiques ont tous des intérêts et donc si on les met ensemble autour de la table, ils peuvent se neutraliser et se modérer mutuellement, mais ce n’est pas simple non plus d’arriver à un consensus. Personnellement, je n’ai pas encore vu une évaluation qui en tant que telle était vraiment une aide à la décision. Je suis sidéré de constater que pour à peu près toutes les politiques, comme par exemple la politique de l’emploi, c’est vraiment effrayant, il n’y a jamais d’évaluations de quoi que ce soit. Il y a des données, des chiffres, des convictions mais on est dans le domaine de l’opinion. Je ne veux pas vous décourager mais faire de l’évaluation, c’est un boulot très pénible. C’est très compliqué de produire de bonnes évaluations qui seraient en plus consensuelles et auraient un impact sur la politique.
L’évaluation conçue comme une chose scientifique afin d’arriver à une connaissance d’une politique et de son impact et à partir de laquelle le politique prend une décision, c’est une illusion complète. Éventuellement, il y a une évaluation démocratique avec les acteurs et le pôle scientifique qui peuvent apporter un certain nombre d’informations, mais dès que ça entre en conflit avec d’autres aspects, ça va tomber à l’eau.
Alter Échos : Nous avions peut-être une vision trop édulcorée des politiques publiques et on ne savait pas à quel point c’est une question constante d’arbitrage et de budget…
Olivier Petit : Vous savez, à l’intérieur d’un cabinet, on essaye d’embaucher des personnes compétentes qui ont la foi du charbonnier. Au début, ils croient qu’ils vont faire quelque chose de génial et qu’ils vont y arriver et puis, au fur et à mesure des discussions budgétaires et des arbitrages qui doivent être faits, on les voit qui deviennent de plus en plus réalistes, qui voient leur espoir s’envoler en partie et qui comprennent qu’ils doivent proposer des choses qui peuvent entrer dans le budget. C’est un moment vraiment très dur dans la vie politique.